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Le Monde, Cahier Sciences et Techno n°16, 7 Janvier 2012

Des chercheurs utilisent des outils de simulation numérique comme on en rencontre dans l’aéronautique pour tenter de conférer à l’instrument sa forme idéale

A quoi ressembleront les instruments de musique à anche du futur? Réponse à suivre avec le projet Cagima (Conception acoustique globale d’instruments de musique à anche, justes et homogènes), financé par l’Agence nationale de la recherche, en France. «Notre objectif est d’améliorer deux familles d’instruments, clarinettes et saxophones, grâce aux moyens scientifiques les plus modernes. Notamment les outils de simulation numérique», explique Philippe Guillemain, chercheur au LMA (Laboratoire de mécanique et d’acoustique, unité propre du Centre national français de la recherche scientifique) et coordinateur du projet.

L’Institut de recherche et coordination acoustique/musique, associé au Centre Georges-Pompidou (Ircam) et le Laboratoire des sciences des procédés et des matériaux s’y sont aussi associés, avec un industriel: Buffet Crampon, le leader de la clarinette professionnelle. «C’est une première, d’unir ainsi des chercheurs avec un facteur instrumental de cette ampleur», se réjouit Philippe Guillemain.

Buffet Crampon pourra apporter son savoir-faire. Car la clarinette, comme tous les instruments à vent, est le résultat d’un compromis pour obtenir le meilleur équilibre sonore possible. Depuis le XVIIIe siècle, les maîtres luthiers ont minutieusement cherché à améliorer cet équilibre, de génération en génération. Avec différents paramètres d’ajustement: l’emplacement des trous, leur nombre, leur diamètre…

Ces paramètres influent sur le nombre de clés mécaniques qui permettent à l’instrumentiste de boucher un ou plusieurs trous éloignés. A force d’ajouter au fil des ans des trous et des clés, les instruments actuels ont beaucoup progressé en justesse et en qualité de son, mais sans jamais trouver la formule parfaite.

Premier prototype

Les outils de simulation pourraient donner un nouveau souffle à cette recherche artisanale. «Le modèle de calcul permet de repartir d’un tube, sur lequel on aligne des trous avec une progression régulière. Et on effectue des simulations et optimisations numériques pour déterminer la position et le diamètre idéal de ces trous», explique Philippe Guillemain. Un premier prototype à 18 trous (six de moins que l’instrument actuel) a été réalisé suivant ces principes par une équipe du LMA, sur une idée originale de Franck Laloë, chercheur émérite à l’Ecole normale supérieure. Il témoigne: «Le produit a été testé sur un banc d’essai et il sonne bien comme une clarinette. Reste maintenant à savoir s’il permettra un jour de jouer un concerto de Mozart…»

Egaler le savoir des luthiers

Les instruments existants seront aussi étudiés à la loupe par les physiciens. Le projet Cagima utilisera un simulateur prenant à la fois en compte le corps de l’instrument et son interaction avec l’anche. «Jusqu’à présent, la simulation était surtout utilisée en acoustique de manière descriptive, afin de reproduire artificiellement le son d’un instrument, souligne Philippe Guillemain. On l’utilise ici de manière prédictive: avant que l’instrument ne soit créé, on sait par avance le son qu’il va émettre.»

Ce type de modélisation, déjà appliqué dans de nombreux domaines comme l’aéronautique, est nouveau pour l’industrie instrumentale. Antoine Beaussant, président de Buffet Crampon, est enthousiaste: «Cette traduction mathématique et physique nous permettra de voir par la théorie ce que les luthiers ont appris par l’expérimentation.» Analyse, mesure, modélisation. Le projet se déroulera en plusieurs cycles afin de créer et de tester de nouveaux prototypes, plus justes et homogènes en principe. «C’est presque de la recherche fondamentale, estime Philippe Guillemain. On ne sait pas à quoi s’attendre.»

Le scientifique doute en tout cas de la production d’une nouvelle clarinette complètement aboutie d’ici à la fin des quatre ans que durera le projet, «ou peut-être un simple instrument d’étude». Pour Antoine Beaussant, cette utilisation de nouvelles technologies dans un domaine de grande tradition ouvre des perspectives: «J’espère qu’à terme un brevet pourra être déposé, pour un instrument d’un nouveau genre. Ce n’est pas arrivé depuis Adolphe Sax et son saxophone, à la fin du XIXe siècle!» Brevet ou non, la révolution numérique est en marche.